29
SAMEDI 16 JUILLET – VENDREDI 7 OCTOBRE
ELLE TROUVA SON PALM sur la commode de l’entrée. Il y avait aussi ses clés de voiture et le sac qu’elle avait perdu le soir où Magge Lundin l’avait agressée devant l’immeuble de Lundagatan. Il y avait du courrier ouvert et non ouvert que quelqu’un était allé chercher dans la boîte postale dans Hornsgatan. Mikael Blomkvist.
Elle fit lentement un tour dans la partie meublée de son appartement. Partout elle trouva ses traces. Il avait dormi dans son lit et travaillé à son bureau. Il avait utilisé son imprimante, et dans la corbeille à papier elle trouva ses brouillons du texte sur la Section et des notes et gribouillages rejetés.
Il a acheté un litre de lait, du pain, du fromage, de la pâte de poisson et dix paquets de Billys Pan Pizza qu’il a mis dans le frigo.
Sur la table de la cuisine, elle trouva une petite enveloppe blanche portant son nom. C’était un petit mot de lui. Le message était bref. Son numéro de téléphone portable. Rien d’autre.
Lisbeth Salander comprit tout à coup que la balle était dans son camp. Il n’avait pas l’intention de prendre contact avec elle. Il avait terminé l’article, lui avait rendu ses clés et ne pensait pas lui donner de ses nouvelles. Putain, ce qu’il peut être buté, ce mec !
Elle lança la cafetière et se prépara quatre tartines, puis elle s’installa dans le recoin de la fenêtre et contempla Djurgården. Elle alluma une cigarette et réfléchit.
Tout était fini et pourtant sa vie lui semblait encore plus fermée que jamais.
Miriam Wu était partie en France. C’est ma faute si tu as failli mourir. Elle avait appréhendé l’instant où elle serait obligée de rencontrer Miriam Wu, et elle avait décidé que ce serait sa toute première halte quand elle serait libre. Et Miriam n’est pas chez elle mais en France. Merde !
Elle se sentait soudain redevable à plein de gens.
Holger Palmgren. Dragan Armanskij. Il faudrait qu’elle les contacte pour les remercier. Paolo Roberto. Et Plague et Trinity. Même ces foutus flics, Bublanski et Modig, avaient pris son parti, si on était vraiment objectif. Elle n’aimait pas être redevable à qui que ce soit. Elle se sentait comme un pion dans un jeu sur lequel elle n’avait aucun contrôle.
Foutu Super Blomkvist. Et peut-être même Foutue Erika Berger, avec ses jolies fossettes et ses belles fringues et son assurance.
C’est fini, avait dit Annika Giannini quand elles quittaient l’hôtel de police. Oui. Le procès était fini. C’était fini pour Annika Giannini. Et c’était fini pour Mikael Blomkvist qui avait publié son texte et qu’on allait voir à la télé et qui allait sûrement gagner un foutu prix ou deux au passage.
Mais ce n’était pas fini pour Lisbeth Salander. C’était seulement le premier jour du restant de sa vie.
A 4 HEURES, elle cessa de réfléchir. Elle jeta sa panoplie de punk par terre dans la chambre et passa à la salle de bains prendre une douche. Elle nettoya tout le maquillage qu’elle avait porté à l’audience et enfila un léger pantalon de lin sombre, un débardeur blanc et une veste légère. Elle prépara un baise-en-ville avec de quoi se changer, des sous-vêtements et quelques débardeurs, et choisit des chaussures plates simples.
Elle prit son Palm, puis elle commanda un taxi. Elle se rendit à l’aéroport d’Arlanda où elle arriva peu avant 6 heures. Elle étudia le panneau des départs et acheta un billet pour la première destination qui lui tomba sous les yeux. Elle utilisa son propre passeport avec son propre nom. Elle fut épatée que personne à la réservation ni à l’enregistrement ne semble la reconnaître ni ne réagisse à son nom.
Elle avait trouvé une place dans un vol du matin pour Málaga, où elle atterrit vers midi sous un soleil de plomb.
Elle resta un instant au terminal, hésitante. Puis elle se décida à consulter une carte en se demandant ce qu’elle allait faire en Espagne. Une minute plus tard, elle avait pris sa décision. Elle n’avait aucune envie de consacrer du temps à réfléchir aux bus ou autres moyens de transport. Elle s’acheta une paire de lunettes de soleil dans une boutique de l’aéroport, puis elle sortit du terminal et s’installa sur la banquette arrière du premier taxi libre.
— Gibraltar. Je paie avec une carte de crédit.
Le trajet dura trois heures en suivant la nouvelle autoroute qui longe la côte sud. Le taxi la laissa au poste-frontière du territoire britannique et elle rejoignit à pied Europa Road et le Rock Hôtel, situé dans la montée du rocher haut de quatre cent vingt-cinq mètres, où elle demanda s’ils avaient une chambre de libre. Ils avaient une chambre double. Elle réserva pour deux semaines et tendit sa carte de crédit.
Elle prit une douche et s’assit, entourée d’un drap de bain, sur la terrasse, et contempla le détroit de Gibraltar. Elle vit des cargos et quelques voiliers. Elle distinguait vaguement le Maroc de l’autre côté du détroit. Un paysage paisible.
Au bout d’un moment, elle entra se coucher, et s’endormit.
LE LENDEMAIN, LISBETH SALANDER se réveilla à 5 h 30. Elle se leva, se doucha et prit un café dans le bar de l’hôtel au rez-de-chaussée. A 7 heures, elle quitta l’hôtel et alla acheter des mangues et des pommes, puis elle prit un taxi pour The Peak et alla voir les singes. Elle arriva tôt, il y avait très peu de touristes, si bien qu’elle se retrouva presque seule avec les bêtes.
Elle aimait bien Gibraltar. C’était sa troisième visite à l’étrange rocher sur la Méditerranée avec sa ville anglaise à la densité de population absurde. Gibraltar ne ressemblait à rien d’autre. La ville avait été isolée pendant des décennies, une colonie qui persévérait à refuser d’être annexée à l’Espagne. Les Espagnols protestaient évidemment contre l’occupation. Lisbeth estimait cependant qu’ils feraient mieux de fermer leur gueule, tant qu’ils occupaient l’enclave de Ceuta en territoire marocain de l’autre côté du détroit. C’était un drôle d’endroit retranché du reste du monde, une ville d’un peu plus de deux kilomètres carrés, constituée d’un rocher singulier et d’un aéroport gagné sur la mer. La colonie était tellement petite que chaque centimètre carré était utilisé, et l’expansion se faisait forcément sur la mer. Pour pouvoir entrer dans la ville, les visiteurs étaient obligés de traverser la piste d’atterrissage de l’aéroport.
Gibraltar était l’exemple parfait de la notion de compact living.
Lisbeth vit un gros singe mâle grimper sur un muret près du sentier de promenade. Il la regardait du coin de l’œil. Un Barbary ape. Elle savait qu’il ne fallait pas essayer de caresser ces bestioles.
— Salut mon pote, dit-elle. C’est moi, je suis revenue.
Avant son premier passage à Gibraltar, elle n’avait jamais entendu parler de ces singes. Elle était montée au sommet du Rocher seulement pour admirer la vue et elle avait été totalement prise au dépourvu, en suivant un groupe de touristes, de se retrouver au milieu d’une bande de singes qui grimpaient partout de part et d’autre du passage.
Ça faisait bizarre d’avancer sur un sentier et d’avoir tout à coup deux douzaines de singes autour de soi. Elle les regarda avec la plus grande méfiance. Ils n’étaient ni dangereux, ni agressifs. Par contre, ils étaient assez costauds pour mordre sévèrement s’ils étaient énervés ou s’ils se sentaient menacés.
Elle trouva l’un des gardiens, montra son sac et demanda si elle pouvait donner les fruits aux singes. L’homme n’y vit pas d’objection.
Elle prit une mangue et la plaça sur le muret à quelque distance du mâle.
— Petit-déjeuner, dit-elle, et elle s’appuya contre le muret pour croquer une pomme.
Le singe mâle la regarda, montra les dents puis s’empara de la mangue, tout content.
VERS 16 HEURES, cinq jours plus tard, Lisbeth Salander tomba d’un tabouret du Harry’s Bar dans une rue latérale de Main Street, à deux pâtés de maisons de son hôtel. Elle avait été constamment ivre depuis qu’elle avait quitté le mont des singes, et la plus grande partie de sa beuverie s’était déroulée chez Harry O’Connell, le propriétaire du bar qui parlait avec un accent irlandais acquis de haute lutte alors qu’il n’avait jamais mis le pied en Irlande de toute sa vie. Il l’avait observée avec une mine préoccupée.
Quand elle avait commandé le premier verre dans l’après-midi quatre jours plus tôt, la prenant pour une gamine, il avait demandé à voir son passeport. Il savait qu’elle s’appelait Lisbeth et il lui donnait du Liz. Elle venait en général vers l’heure du déjeuner, s’asseyait sur un tabouret au fond du bar et s’adossait au mur. Ensuite, elle consacrait son temps à écluser un nombre considérable de bières ou de whiskys.
Quand elle buvait de la bière, elle ne prêtait aucune attention à la marque ; elle prenait ce qu’il lui servait. Quand elle commandait du whisky, elle choisissait toujours du Tullamore Dew, sauf une fois quand elle avait étudié les bouteilles derrière le comptoir et voulu essayer du Lagavulin. Elle avait reniflé le verre, haussé les sourcils et pris ensuite une très petite gorgée. Elle avait reposé le verre et continué à le fixer ensuite pendant une minute avec une expression qui sous-entendait qu’elle en considérait le contenu comme un ennemi dangereux.
Elle avait fini par repousser le verre et dit à Harry de lui donner autre chose qui ne soit pas destiné au calfatage d’une barque. Il lui avait servi du Tullamore Dew de nouveau et elle avait repris sa beuverie. Au cours des quatre derniers jours, elle avait vidé une bouteille à elle seule. Il n’avait pas comptabilisé les bières. Harry était plus que surpris qu’une fille avec sa modeste masse corporelle puisse en absorber autant, mais il se disait que si elle avait l’intention de boire, elle le ferait, que ce soit dans son bar ou ailleurs.
Elle buvait lentement, ne parlait avec personne et ne faisait pas d’histoires. Sa seule occupation, à part la consommation d’alcool, semblait être de jouer avec un ordinateur de poche qu’elle branchait de temps à autre sur son téléphone portable. Il avait essayé à quelques reprises d’engager une conversation avec elle, mais avait été accueilli par un silence renfrogné. Elle semblait éviter toute compagnie. Certaines fois, quand il y avait trop de monde à l’intérieur du bar, elle avait émigré sur la terrasse, et à d’autres occasions elle était allée manger dans un restaurant italien deux portes plus loin, puis elle était revenue chez Harry commander à nouveau du Tullamore Dew. En général, elle quittait le bar vers 21 heures et s’en allait en direction du nord.
Ce jour précis, elle avait bu plus et plus vite que les autres jours, et Harry avait commencé à la surveiller. Elle avait déjà ingurgité sept verres de Tullamore Dew en deux heures quand il décida de refuser de lui en servir davantage. Il n’eut pas le temps de mettre en œuvre sa décision, un grand bruit lui annonça qu’elle tombait du tabouret.
Il posa le verre qu’il était en train d’essuyer, passa de l’autre côté du comptoir et la souleva. Elle eut l’air offensée.
— Je crois que tu as eu ton compte, dit-il.
Elle le regarda avec des yeux flous.
— Je crois que tu as raison, répondit-elle avec une voix étonnamment distincte.
Elle s’accrocha au comptoir d’une main et fouilla la poche de poitrine de sa veste pour en sortir quelques billets, puis elle tangua en direction de la sortie. Il la prit doucement par l’épaule.
— Attends un moment. J’aimerais que tu ailles aux toilettes vomir les derniers verres d’alcool, ensuite tu resteras un moment au bar. Je ne veux pas te laisser partir dans cet état.
Elle ne protesta pas quand il l’accompagna aux toilettes. Elle enfonça ses doigts dans la gorge et fit ce qu’il avait dit. Quand elle revint au bar, il lui avait servi un grand verre d’eau minérale. Elle le but en entier et rota. Il lui en servit un autre.
— Tu vas te payer une de ces gueules de bois demain, dit Harry.
Elle hocha la tête.
— Ça ne me regarde pas, mais si j’étais toi, je me tiendrais à sec quelques jours.
Elle fit oui de la tête. Puis elle retourna aux toilettes vomir.
Elle resta au Harry’s Bar encore une heure avant que son regard soit devenu suffisamment net pour que Harry ose la laisser partir. Elle le quitta sur des jambes instables, marcha en direction de l’aéroport puis longea le bord de mer et la marina. Elle se promena jusqu’à 20 h 30, heure à laquelle le sol avait fini de tanguer. Alors seulement elle retourna à son hôtel. Elle rejoignit directement sa chambre, se lava les dents et se rinça le visage, changea de vêtements et descendit au bar de l’hôtel où elle commanda une tasse de café noir et une bouteille d’eau minérale.
Elle restait assise en silence et sans se faire remarquer à côté d’un pilier et étudiait les clients du bar. Elle vit un couple d’une trentaine d’années qui se parlait à voix basse. La femme était vêtue d’une robe d’été claire. L’homme lui tenait la main sous la table. Deux tables plus loin, il y avait une famille africaine, l’homme avec les tempes grisonnantes, la femme portant une belle robe bariolée en jaune, noir et rouge. Ils avaient deux enfants pas encore adolescents. Elle étudia un groupe d’hommes d’affaires en chemise blanche et cravate, la veste posée sur le dossier de leur chaise. Ils buvaient de la bière. Elle vit un groupe de retraités qui sans le moindre doute étaient des touristes américains. Les hommes portaient des casquettes de baseball, des polos et des pantalons décontractés. Les femmes avaient des jeans de marque, des hauts rouges et des lunettes de soleil avec des cordelettes. Elle vit un homme en veste de lin claire, chemise grise et cravate sombre, qui entrait à la réception chercher ses clés avant de mettre le cap sur le bar et de commander une bière. Elle était assise à trois mètres de lui et son regard se focalisa quand il prit son portable et commença à parler en allemand.
— Salut, c’est moi… tout va bien ?… ça va, le prochain rendez-vous est demain après-midi… non, je pense que ça ira… je reste encore au moins cinq-six jours, puis je vais à Madrid… non, je ne rentrerai qu’à la fin de la semaine prochaine… moi aussi… je t’aime… bien sûr… je te rappelle dans la semaine… bisous.
Il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq, avait dans les cinquante, cinquante-cinq ans, il avait des cheveux poivre et sel un peu plus longs que coupés court, un menton fuyant et trop de poids autour de la taille. Relativement bien conservé pourtant. Il lisait le Financial Times. Quand il eut fini sa bière et se dirigea vers l’ascenseur, Lisbeth Salander se leva et le suivit.
Il appuya sur le bouton du cinquième étage. Lisbeth se mit à côté de lui et renversa la tête contre le panneau du fond.
— Je suis ivre, dit-elle.
Il la regarda.
— Ah bon ?
— Oui. Je n’ai pas arrêté de la semaine. Laisse-moi deviner. Tu es une sorte d’homme d’affaires, tu viens de Hanovre ou quelque part dans le Nord de l’Allemagne. Tu es marié. Tu aimes ta femme. Et tu dois rester ici à Gibraltar encore quelques jours. C’est ce que j’ai compris en écoutant ton coup de fil dans le bar.
Il la regarda, stupéfait. Elle reprit :
— Moi, je viens de Suède. Je ressens une envie irrésistible de faire l’amour avec quelqu’un. Je m’en fous que tu sois marié et je ne veux pas ton numéro de téléphone.
Il leva les sourcils.
— J’habite chambre 711, l’étage au-dessus du tien. Je vais rejoindre ma chambre, me déshabiller, prendre un bain et m’allonger dans le lit. Si tu veux me tenir compagnie, tu peux venir frapper dans une demi-heure. Sinon, je vais m’endormir.
— C’est une sorte de blague ou quoi ? demanda-t-il quand l’ascenseur s’arrêta.
— Non. J’ai la flemme de sortir draguer dans les bars. Soit tu viens frapper à ma porte, soit tant pis.
Vingt-cinq minutes plus tard, on frappa à la porte de la chambre de Lisbeth. Elle avait un drap de bain autour du corps en ouvrant.
— Entre, dit-elle.
Il entra et jeta un regard méfiant dans la chambre.
— Il n’y a que moi ici, dit-elle.
— Tu as quel âge, en fait ?
Elle tendit la main pour prendre son passeport sur une commode et le lui donna.
— Tu fais plus jeune.
— Je sais, dit-elle, et elle enleva le drap de bain pour le jeter sur une chaise. Elle retourna au lit et replia le couvre-lit.
Il fixa ses tatouages. Elle le regarda par-dessus l’épaule.
— Ce n’est pas un piège. Je suis une nana, je suis célibataire et je reste ici pour quelques jours. Ça fait des mois que je n’ai pas fait l’amour.
— Pourquoi est-ce que tu m’as choisi, moi précisément ?
— Parce que tu étais le seul dans le bar qui semblait ne pas être accompagné.
— Je suis marié…
— Et je ne veux pas savoir qui elle est, ni même qui tu es. Et je ne veux pas discuter de sociologie. Je veux baiser. Déshabille-toi ou retourne dans ta chambre.
— Comme ça, directement ?
— Pourquoi pas ? Je suis adulte et tu sais ce que tu es supposé faire.
Il réfléchit pendant trente secondes. Il eut l’air d’être sur le point de partir. Elle s’assit sur le bord du lit et attendit. Il se mordit la lèvre inférieure. Puis il ôta son pantalon et sa chemise, et resta à hésiter en slip.
— Tout, dit Lisbeth Salander. Je n’ai pas l’intention de baiser avec quelqu’un qui garde son slip. Et il faut que tu mettes une capote. Je sais ce que j’ai fait, mais je ne sais pas ce que tu as fait.
Il ôta son slip, s’approcha d’elle et posa la main sur son épaule. Lisbeth ferma les yeux quand il se pencha en avant et l’embrassa. Il avait bon goût. Elle le laissa l’incliner dans le lit. Il était lourd sur elle.
JEREMY STUART MACMILLAN, avocat, sentit les cheveux se dresser sur sa tête à l’instant où il ouvrit la porte de son bureau de Buchanan House sur Queensway Quay, au-dessus de la marina. Il sentit une odeur de cigarette et entendit une chaise grincer. Il était peu avant 7 heures et sa première pensée fut qu’il avait surpris un cambrioleur.
Puis il sentit une odeur de café provenant de la kitchenette. Au bout de quelques secondes, il entra prudemment, traversa le vestibule et regarda dans son bureau vaste et élégant. Lisbeth Salander était assise dans son fauteuil, lui tournant le dos, les talons posés sur le rebord de la fenêtre. Son ordinateur était allumé et elle n’avait apparemment pas eu de problème pour trouver le mot de passe. Elle n’avait pas non plus eu de problème pour ouvrir son armoire sécurisée. Elle avait étalé sur ses cuisses un dossier contenant sa correspondance privée et sa comptabilité.
— Bonjour, mademoiselle Salander, finit-il par dire.
— Mmm, répondit-elle. Il y a du café chaud et des croissants dans la kitchenette.
— Merci, dit-il avec un soupir résigné.
Il avait certes acheté ce bureau avec l’argent de Lisbeth Salander et sur sa demande, mais il ne s’était pas attendu à ce qu’elle se matérialise sans prévenir. De plus, elle avait trouvé et manifestement feuilleté un magazine porno hard qu’il gardait dans un tiroir de son bureau.
Vraiment gênant.
Ou peut-être pas.
En ce qui concernait Lisbeth Salander, il avait l’impression qu’elle était la personne la plus sévère qu’il ait rencontrée en matière de gens qui l’énervaient, mais qu’elle ne levait pas un sourcil devant les faiblesses personnelles des individus. Elle savait qu’officiellement il était hétérosexuel mais que son secret était d’être attiré par des hommes et que, depuis son divorce quinze ans plus tôt, il s’était mis à réaliser ses fantasmes les plus personnels.
Bizarre. Je me sens en sécurité avec elle.
PUISQUE DE TOUTE FAÇON elle se trouvait à Gibraltar, Lisbeth avait décidé de rendre visite à maître Jeremy MacMillan qui s’occupait de ses finances. Elle n’avait eu aucun contact avec lui depuis le Nouvel An et elle tenait à savoir s’il avait profité de l’occasion pour la ruiner pendant son absence.
Mais rien ne pressait et ce n’était pas pour cela qu’elle était allée directement à Gibraltar après sa libération. Elle l’avait fait parce qu’elle avait ressenti un besoin impérieux de changer d’air, et pour ça, Gibraltar était excellent. Elle avait passé presque une semaine en état d’ivresse, puis encore quelques jours à faire l’amour avec l’homme d’affaires allemand qui avait fini par dire qu’il s’appelait Dieter. Elle doutait que ce soit son véritable nom mais n’avait pas cherché à en savoir plus. Il passait les journées en réunion et les soirées à dîner avec elle avant qu’ils se retirent dans la chambre, la sienne ou celle de Lisbeth.
Il n’était pas mauvais au lit, constata Lisbeth. Pas très exercé, peut-être, et parfois inutilement brutal.
Dieter avait semblé sincèrement surpris qu’elle ait dragué, tout simplement sur une impulsion, un homme d’affaires allemand avec une surcharge pondérale, qui, lui, n’avait même pas été à la recherche d’une aventure. Il était marié et n’avait pas l’habitude d’être infidèle ou de chercher de la compagnie féminine lors de ses voyages d’affaires. Mais quand la possibilité lui fut servie sur un plateau sous forme d’une fille frêle et tatouée, il n’avait pas su résister à la tentation. Disait-il.
Lisbeth Salander se souciait assez peu de ce qu’il disait. Elle n’avait rien d’autre en vue que quelques bons moments sexuels, mais elle avait été surprise de voir qu’il faisait de réels efforts pour la satisfaire. Au cours de la quatrième nuit, leur dernière ensemble, il avait soudain été pris d’un accès de panique angoissée et avait commencé à se demander ce que sa femme dirait. Lisbeth Salander estimait qu’il devait la fermer et ne rien raconter à sa femme.
Mais elle n’avait pas dit ce qu’elle pensait.
Il était adulte et il aurait pu refuser son offre. Elle se fichait de savoir s’il était frappé de culpabilité ou s’il avouait à sa femme. Elle lui avait tourné le dos et l’avait écouté pendant un quart d’heure, puis, agacée, elle avait levé les yeux au ciel, s’était retournée et assise à califourchon sur lui.
— Tu crois que tu pourrais faire une pause avec ton angoisse et me satisfaire encore une fois ? demanda-t-elle.
Jeremy MacMillan était une tout autre histoire. Il n’exerçait absolument aucun pouvoir d’attraction sur Lisbeth Salander. Il était un escroc. Etrangement, il ressemblait un peu à Dieter. Il avait quarante-huit ans, du charme, un peu de surcharge pondérale lui aussi, il avait des cheveux cendrés grisonnants qu’il coiffait en arrière. Il portait de minces lunettes cerclées de métal jaune.
Autrefois il avait été juriste d’affaires, diplômé d’Oxbridge et basé à Londres. Son avenir était prometteur, il était associé dans un cabinet d’avocats que consultaient de grosses entreprises et des yuppies pleins aux as qui faisaient joujou dans l’immobilier et la fiscalité. Il avait passé les joyeuses années 1980 à fréquenter des nouveaux riches jouant les stars. Il avait beaucoup picolé et sniffé de la coke avec des gens qu’en réalité il aurait préféré ne pas retrouver dans son lit au réveil le lendemain matin. Il n’avait jamais été inculpé mais il avait perdu sa femme et ses deux enfants, puis il avait été viré après avoir mal géré les affaires et s’être présenté en état d’ivresse à un procès de conciliation.
Sans trop réfléchir, une fois dégrisé il avait fui Londres, plutôt honteux. Il ne savait pas pourquoi il avait choisi Gibraltar précisément, mais en 1991 il s’était associé avec un juriste local et avait ouvert un modeste cabinet de seconde zone qui officiellement s’occupait de successions et de testaments pas très glamour. De façon un peu moins officielle, le cabinet MacMillan & Marks établissait aussi des sociétés fictives et faisait fonction de sparring-partner pour divers individus en Europe choisissant l’ombre. L’activité se maintenait tant bien que mal jusqu’à ce que Lisbeth Salander choisisse Jeremy MacMillan pour gérer les 2,4 milliards de dollars qu’elle avait volés à l’empire en ruine du financier Hans-Erik Wennerström.
MacMillan était sans conteste un filou. Mais Lisbeth le considérait comme son filou, et il s’était surpris lui-même en restant d’une honnêteté irréprochable envers elle. Elle l’avait engagé la première fois pour une mission simple. Moyennant une somme modeste, il avait établi un certain nombre de sociétés fictives qu’elle pouvait utiliser et dans lesquelles elle avait placé 1 million de dollars. Elle l’avait contacté au téléphone et n’avait été qu’une voix lointaine. Il n’avait jamais demandé d’où venait l’argent. Il s’était contenté d’agir selon ses instructions en se réservant cinq pour cent. Peu de temps après, elle avait injecté une somme d’argent plus importante qu’il devait utiliser pour établir une société, Wasp Enterprises, afin d’acheter un appartement en droit coopératif à Stockholm. La relation avec Lisbeth Salander était ainsi devenue lucrative, même si pour lui il s’agissait de petits montants.
Deux mois plus tard, elle était subitement venue lui rendre visite à Gibraltar. Elle l’avait appelé et avait proposé un dîner en tête-à-tête dans sa chambre au Rock, l’hôtel sinon le plus grand, du moins le plus distingué sur le Rocher. Il ne savait pas très bien à quoi il s’était attendu, mais certainement pas à ce que sa cliente soit une fille aux allures de poupée, à qui on n’aurait pas donné quinze ans. Un moment, il s’était dit qu’on lui faisait une sorte de blague bizarre.
Il avait vite changé d’avis. L’étrange fille lui parlait avec insouciance sans jamais sourire ni montrer de chaleur personnelle. Ni d’ailleurs de distance. Il était resté comme paralysé lorsque en quelques minutes, elle avait fait s’effondrer la façade professionnelle de respectabilité mondaine qu’il tenait tant à afficher.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
— J’ai volé une somme d’argent, répondit-elle du ton le plus sérieux. J’ai besoin d’un filou pour la gérer.
Il s’était demandé si elle avait toute sa tête, mais il joua poliment le jeu. Elle était une cible potentielle d’un tour de passe-passe qui pourrait rapporter de petits revenus. Ensuite, il avait été comme frappé par la foudre quand elle avait expliqué à qui elle avait volé cet argent, comment cela s’était passé et le montant du butin. L’affaire Wennerström était le sujet de conversation le plus brûlant dans le monde de la finance international.
— Je vois.
Les possibilités fusèrent dans son cerveau.
— Tu es un bon juriste d’affaires et un bon investisseur. Si tu avais été un imbécile, tu n’aurais jamais eu les missions qu’on t’a confiées dans les années 1980. Par contre, tu t’es comporté comme un imbécile au point de te faire virer.
Il haussa les sourcils.
— A l’avenir, je serai ta seule cliente.
Elle l’avait regardé avec les yeux les plus innocents qu’il ait jamais vus.
— J’ai deux exigences. L’une, c’est que tu ne dois jamais commettre de crime ou être mêlé à quoi que ce soit qui pourrait nous créer des problèmes et focaliser l’intérêt des autorités sur mes sociétés et mes comptes. L’autre, c’est que tu ne dois jamais me mentir. Jamais, tu entends. Pas une seule fois. Et pour aucune raison. Si tu mens, notre relation d’affaires cesse immédiatement et, si tu m’irrites suffisamment, je te ruinerai.
Elle lui versa un verre de vin.
— Il n’y a aucune raison de me mentir. Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir sur ta vie. Je sais combien tu gagnes les bons mois et les mauvais mois. Je sais combien tu dépenses. Je sais que tu es souvent à court d’argent. Je sais que tu as 120.000 livres de dettes, à longue échéance comme à courte, et que tu dois sans cesse prendre des risques et filouter pour trouver de l’argent pour les amortissements. Tu t’en tires avec élégance et tu essaies de garder les apparences, mais tu es en train de plonger et tu n’as pas acheté une veste neuve depuis des mois. En revanche, tu en as déposé une vieille il y a deux semaines pour faire raccommoder la doublure. Autrefois, tu collectionnais des livres rares mais tu les as vendus progressivement. Le mois dernier, tu as vendu une édition ancienne d’Oliver Twist pour 760 livres.
Elle se tut et le fixa. Il déglutit.
— La semaine dernière, tu as malgré tout tiré un lot gagnant. Une escroquerie assez astucieuse contre la veuve que tu représentes. Tu as raflé 6.000 livres qui ne lui manqueront sans doute pas beaucoup.
— Merde, comment tu peux savoir ça ?
— Je sais que tu as été marié, que tu as deux enfants en Angleterre qui ne veulent pas te voir et que tu as sauté le pas depuis le divorce, si bien qu’aujourd’hui tu as surtout des relations homosexuelles. Tu en as probablement honte, puisque tu évites les boîtes gay et que tu évites d’être vu en ville avec un de tes petits amis, et puisque tu franchis souvent la frontière espagnole pour rencontrer des hommes.
Le choc avait rendu Jeremy MacMillan muet. Il fut soudain saisi de terreur. Il ignorait totalement comment elle avait fait pour apprendre tout cela, mais elle détenait suffisamment d’informations pour l’anéantir.
— Et je ne le dirai qu’une seule fois. Je me fous complètement de savoir avec qui tu baises. Ça ne me regarde pas. Je veux savoir qui tu es, mais je ne vais jamais tirer profit de ce savoir. Je ne compte ni te menacer ni te faire chanter.
MacMillan n’était pas un imbécile. Il réalisa évidemment que la connaissance qu’elle avait de lui représentait une menace. Elle avait le contrôle. Il avait envisagé un instant de la soulever et la balancer par-dessus le bord de la terrasse, mais il se maîtrisa. Jamais auparavant il n’avait eu aussi peur.
— Qu’est-ce que tu veux ? réussit-il à articuler.
— Je veux une association avec toi. Tu vas mettre fin à toutes les autres affaires en cours et travailler exclusivement pour moi. Tu vas gagner plus d’argent que ce que tu as jamais pu rêver d’en gagner.
Elle expliqua ce qu’elle voulait qu’il fasse et comment elle voyait les grandes lignes.
— Je veux rester invisible, expliqua-t-elle. Tu gères mes affaires. Tout sera légitime. Ce que je trafique de mon côté ne te touchera jamais et ne sera jamais mis en relation avec nos affaires.
— Je comprends.
— Je serai donc ta seule cliente. Tu as une semaine pour liquider tes autres clients et cesser toutes tes petites entourloupes.
Il réalisa aussi qu’il venait d’avoir une offre qui ne se représenterait jamais. Il réfléchit soixante secondes, puis il accepta. Il avait seulement une question.
— Comment tu sais que je ne vais pas t’arnaquer ?
— Fais ça et tu le regretteras pendant le restant de ta misérable vie.
Il n’y avait aucune raison de tricher. Lisbeth Salander lui avait proposé une mission qui potentiellement était tellement bordée d’or qu’il aurait été absurde de la mettre en danger pour des clopinettes. Tant qu’il restait à peu près sans prétentions et n’allait pas faire des conneries, son avenir était assuré.
Il n’avait pas l’intention d’arnaquer Lisbeth Salander.
Il était donc devenu honnête, ou au moins aussi honnête qu’un avocat véreux peut l’être en gérant un butin de proportions astronomiques.
Gérer ses finances n’intéressait absolument pas Lisbeth. La tâche de MacMillan était de placer son argent et de veiller à ce qu’il y ait assez de provision sur les cartes bancaires qu’elle utilisait. Ils avaient discuté pendant plusieurs heures. Elle avait expliqué comment elle voulait voir fonctionner ses finances. Son boulot à lui était de veiller à ce fonctionnement.
Une grande partie de la somme volée avait été placée dans des fonds stables qui la rendaient économiquement indépendante pour le restant de son existence, même s’il lui prenait la fantaisie de se mettre à flamber et de vivre une vie outrageusement dépensière. Ces fonds devaient servir à renflouer les comptes de ses cartes de crédit.
Le reste de l’argent, il pourrait jouer avec et l’investir à sa guise, à condition de ne pas investir dans quoi que ce soit qui signifierait des problèmes avec la police. Elle lui interdisait de commettre des larcins ridicules et des escroqueries à la petite semaine qui – si la malchance était au rendez-vous mèneraient à des enquêtes qui à leur tour pourraient la mettre dans le collimateur.
Restait à établir combien il gagnerait dans l’affaire.
— Je te paie 500.000 livres en honoraires d’entrée. Ainsi tu pourras payer tes dettes et quand même te retrouver avec une somme coquette. Ensuite, tu gagneras ton propre argent. Tu vas fonder une société avec nous deux comme propriétaires associés. Tu auras vingt pour cent sur tous les profits. Je veux que tu sois suffisamment riche pour ne pas être tenté de faire des conneries, mais pas assez riche pour ne pas t’activer.
Il commença son nouveau travail le 1er février. Fin mars, il avait payé toutes ses dettes personnelles et stabilisé sa trésorerie. Lisbeth avait insisté pour qu’en priorité il mette de l’ordre dans ses finances, histoire d’être solvable. En mai, il rompit l’association avec son confrère alcoolisé George Marks, l’autre moitié de MacMillan & Marks. Il ressentit une pointe de mauvaise conscience vis-à-vis de son ancien partenaire, mais mêler Marks aux affaires de Lisbeth Salander était exclu.
Il discuta la chose avec Lisbeth Salander quand elle fut de retour à Gibraltar pour une visite spontanée début juillet et qu’elle découvrit que MacMillan travaillait dans son appartement au lieu du petit bureau dans une rue écartée qui avait été son lot jusque-là.
— Mon partenaire est alcoolique et il aurait du mal à se dépatouiller dans nos histoires. Au contraire, il serait même un énorme facteur de risque. Mais il y a quinze ans, quand je suis arrivé à Gibraltar, il m’a sauvé la vie en me prenant comme associé.
Elle réfléchit deux minutes tout en étudiant le visage de MacMillan.
— Je comprends. Tu es un filou loyal. C’est sans doute une qualité louable. Je propose que tu lui crées un petit compte pour qu’il puisse s’amuser à sa guise. Veille à ce qu’il gagne quelques billets de 1.000 par mois, assez pour vivre.
— J’ai ton feu vert ?
Elle avait hoché la tête et regardé son appartement de vieux garçon. Il habitait un studio avec kitchenette dans une des ruelles près de l’hôpital. La seule chose agréable était la vue. Cela dit, il était difficile d’éviter cette vue-là à Gibraltar.
— Tu as besoin d’un bureau et d’un autre appartement, dit-elle.
— Je n’ai pas eu le temps, répondit-il.
— OK, dit-elle.
Sur quoi elle l’emmena faire du shopping pour lui procurer un bureau de cent trente mètres carrés avec une petite terrasse donnant sur la mer dans Buchanan House sur Queensway Quay, ce qui constituait définitivement le haut du pavé à Gibraltar. Elle engagea un architecte d’intérieur pour rénover et meubler le local.
MACMILLAN SE SOUVENAIT que, pendant qu’il était occupé par la paperasserie, Lisbeth avait personnellement surveillé l’installation du système d’alarmes, l’équipement informatique et l’armoire sécurisée, celle donc qu’elle avait fouillée quand il arriva au bureau ce matin-là.
— Je suis en disgrâce ? demanda-t-il.
Elle reposa le classeur de correspondance qu’elle était en train d’examiner.
— Non, Jeremy. Tu n’es pas en disgrâce.
— Tant mieux, dit-il et il alla chercher du café. Tu as vraiment le don de surgir quand on t’attend le moins.
— J’ai été occupée ces derniers temps. Je voulais simplement me mettre au courant des dernières nouvelles.
— Si j’ai bien compris toute l’histoire, tu as été recherchée pour triple meurtre, tu as pris une balle dans la tête et tu as été inculpée pour un tas de crimes. J’étais vraiment inquiet à un moment donné. Je croyais que tu étais toujours sous les verrous. Tu t’es évadée ?
— Non. J’ai été acquittée sur tous les points d’accusation et on m’a remise en liberté. Tu as entendu quoi exactement ?
Il hésita une seconde.
— OK. Je ne vais pas mentir. Quand j’ai compris que tu étais dans la merde, j’ai engagé les services d’une agence de traduction qui a épluché tous les journaux suédois et qui m’a informé au fur et à mesure. Je suis relativement bien au courant.
— Si tu bases tes connaissances sur ce qu’il y a eu dans les journaux, tu n’es certainement pas au courant. Mais je suppose que tu as découvert quelques secrets me concernant.
Il hocha la tête.
— Que va-t-il se passer maintenant ?
Elle le regarda avec surprise.
— Rien. On continue comme avant. Notre relation n’a rien à voir avec mes problèmes en Suède. Raconte ce qui s’est passé pendant mon absence. Tu t’es débrouillé comment ?
— Je ne bois pas, dit-il. Si c’est ça que tu veux dire.
— Non. Ta vie privée n’est pas mes oignons, tant que ça n’interfère pas avec les affaires. Je veux dire : suis-je plus ou moins riche qu’il y a un an ?
Il tira la chaise des visiteurs et s’assit. En soi, ça n’avait aucune importance qu’elle occupe sa place à lui. Il n’y avait aucune raison d’entrer dans des luttes de prestige avec elle.
— Tu m’as livré 2,4 milliards de dollars. Nous avons investi 200 millions dans des fonds pour toi. Tu m’as donné le reste pour faire joujou.
— Oui.
— Tes fonds personnels n’ont varié que des intérêts. Je peux augmenter le profit si…
— Ça ne m’intéresse pas d’augmenter le profit.
— OK. Tu as dépensé une somme ridicule. Les plus gros postes de dépense ont été l’appartement que je t’ai acheté et le fonds de bienfaisance pour cet avocat, Palmgren. Pour le reste, tu as eu une consommation normale, pas très importante même. Les intérêts ont été avantageux. Tu te situes à peu près au stade initial.
— Bien.
— J’ai investi le reste. L’année dernière nous n’avons pas engrangé de grosses sommes. J’étais un peu rouillé et j’ai mis du temps à réapprendre le marché. Nous avons eu des dépenses. Ce n’est que cette année que nous avons commencé à générer des recettes. Pendant que tu étais bouclée, nous avons fait rentrer un peu plus de 7 millions. De dollars, je veux dire.
— Dont vingt pour cent te reviennent.
— Dont vingt pour cent me reviennent.
— Tu en es satisfait ?
— J’ai gagné plus de 1 million de dollars en six mois. Oui. Je suis satisfait.
— Tu sais… ne sois pas trop gourmand. Tu pourras te retirer quand tu seras satisfait. Mais continue à gérer mes affaires quelques heures de temps en temps.
— 10 millions de dollars, dit-il.
— Comment ?
— Quand j’aurai ramassé 10 millions de dollars, j’arrête. C’est bien que tu sois venue. On a des choses à discuter.
— Vas-y.
Il écarta les mains.
— Tout ça représente tant d’argent que ça me fout une trouille bleue. Je ne sais pas comment m’y prendre. Je ne sais pas quel est le but des opérations, à part en gagner davantage. A quoi va servir tout cet argent ?
— Je ne sais pas.
— Moi non plus. Mais l’argent peut devenir son propre but. Et ça, c’est pas bon. C’est pourquoi j’ai décidé d’arrêter quand j’aurai ramassé 10 millions. Je ne veux plus de cette responsabilité.
— OK.
— Avant de me retirer, je voudrais que tu aies décidé comment tu veux que cette fortune soit gérée à l’avenir. Il doit y avoir un but et des lignes directrices et une organisation à qui confier la responsabilité.
— Mmm.
— Il est impossible pour une seule personne de brasser des affaires de cette façon. J’ai réparti la somme d’une part en investissements fixes à long terme – de l’immobilier, des titres et ce genre de choses. Tu as une liste complète dans l’ordinateur.
— Je l’ai lue.
— Je consacre l’autre moitié à la spéculation, mais ça fait tant d’argent à gérer que je ne m’en sors pas. C’est pourquoi j’ai fondé une société d’investissements à Jersey. Pour l’instant, tu as six employés à Londres. Deux jeunes investisseurs compétents et du personnel de bureau.
— Yellow Ballroom Ltd ? Je me demandais justement ce que c’était.
— C’est notre société. Ici à Gibraltar, j’ai engagé une secrétaire et un jeune juriste prometteur… ils vont d’ailleurs arriver d’ici une petite demi-heure.
— Aha. Molly Flint, quarante et un ans, et Brian Delaney, vingt-six ans.
— Tu veux les rencontrer ?
— Non. Brian, c’est ton amant ?
— Quoi ? Non !
Il parut choqué.
— Je ne mélange pas…
— Bien.
— D’ailleurs… les mecs jeunes ne m’intéressent pas… je veux dire, les mecs sans expérience.
— Je sais, tu es attiré par les mecs d’allure plus musclée que ce que peut offrir un morveux. Ça ne me regarde toujours pas. Cela dit, Jeremy…
— Oui ?
— Fais attention.
LISBETH N’AVAIT PAS VRAIMENT PRÉVU de rester à Gibraltar plus de deux semaines pour redonner une orientation à sa vie. Elle découvrit subitement qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire ni de quelle direction prendre. Elle resta douze semaines. Elle vérifiait son courrier électronique une fois par jour et répondait docilement aux mails d’Annika Giannini les quelques rares fois où elle donnait de ses nouvelles. Elle ne disait pas où elle se trouvait. Elle ne répondait pas aux autres mails.
Elle continuait à se rendre au Harry’s Bar, mais désormais elle n’y faisait un saut que pour boire une bière le soir. Elle passait la plus grande partie de ses journées au Rock, soit sur la terrasse, soit au lit. Elle eut encore une relation occasionnelle, avec un officier trentenaire de la marine britannique, mais cela resta une one night stand et fut globalement une expérience sans intérêt.
Elle comprit qu’elle s’ennuyait.
Début octobre, elle dîna avec Jeremy MacMillan. Ils ne s’étaient vus qu’à de rares occasions au cours de son séjour. La nuit était tombée et ils buvaient un vin blanc fruité et discutaient de la manière d’utiliser les milliards de Lisbeth. Soudain, il la surprit en demandant ce qui lui pesait.
Elle l’avait contemplé en réfléchissant. Puis, de façon tout aussi surprenante, elle avait parlé de sa relation avec Miriam Wu, comment celle-ci avait été tabassée et presque tuée par Ronald Niedermann. Par sa faute. A part un bonjour transmis par Annika Giannini, Lisbeth n’avait eu aucune nouvelle de Miriam Wu. Et maintenant elle s’était installée en France.
Jeremy MacMillan était resté sans rien dire un long moment.
— Tu es amoureuse d’elle ? demanda-t-il soudain.
Lisbeth Salander réfléchit avant de répondre. Pour finir, elle secoua la tête.
— Non. Je ne pense pas être le genre qui tombe amoureuse. Elle était une amie. Et elle faisait bien l’amour.
— Personne ne peut éviter de tomber amoureux, dit-il. On a peut-être envie de le nier, mais l’amitié est sans doute la forme la plus fréquente de l’amour.
Elle le regarda, stupéfaite.
— Tu te fâcheras si je dis un truc personnel ?
— Non.
— Fonce à Paris, bon sang, dit-il.
ELLE ATTERRIT A CHARLES-DE-GAULLE à 14 h 30, prit la navette pour l’Arc de Triomphe et consacra deux heures à sillonner les alentours à la recherche d’une chambre d’hôtel libre. Elle se dirigea vers le sud et la Seine, et longtemps plus tard trouva finalement une chambre dans le petit hôtel Victor-Hugo dans la rue Copernic.
Elle prit une douche et appela Miriam Wu. Elles se retrouvèrent vers 21 heures dans un bar près de Notre-Dame. Miriam Wu portait une chemise blanche et une veste. Elle était sublime. Lisbeth fut immédiatement gênée. Elles se firent la bise.
— Je suis désolée de ne pas avoir donné de mes nouvelles et de ne pas être venue au procès, dit Miriam Wu.
— C’est bon. Le procès s’est déroulé à huis clos, de toute façon.
— J’ai passé trois semaines à l’hôpital et ensuite tout n’était que chaos quand je suis rentrée à Lundagatan. Je n’arrivais pas à dormir. Je faisais des cauchemars avec ce salopard de Niedermann. J’ai appelé maman et dit que je voulais venir chez eux.
Lisbeth hocha la tête.
— Pardonne-moi.
— Ne sois pas idiote. Je suis venue, moi, pour te demander pardon.
— Pourquoi ?
— J’ai été débile. Pas une seconde je n’ai pensé que je te mettais en danger de mort quand je t’ai laissé mon appart tout en y restant domiciliée. C’est ma faute si tu as failli te faire tuer. Je comprends que tu me haïsses.
Miriam Wu eut l’air stupéfait.
— Ça ne m’a même pas traversé l’esprit. C’est Ronald Niedermann qui a essayé de me tuer. Pas toi.
Elles gardèrent le silence un moment.
— Bon, finit par dire Lisbeth.
— Oui, dit Miriam Wu.
— Je ne t’ai pas suivie parce que je suis amoureuse de toi, dit Lisbeth.
Miriam hocha la tête.
— Tu étais vachement bonne au lit, mais je ne suis pas amoureuse de toi, souligna-t-elle.
— Lisbeth… je crois…
— Ce que je voulais dire, c’est que j’espère que… merde.
— Quoi ?
— Je n’ai pas beaucoup d’amis…
Miriam Wu hocha la tête.
— Je vais rester à Paris quelque temps. Mes études en Suède ont merdé et je me suis inscrite à l’université ici. Je vais rester au moins un an.
Lisbeth fit oui de la tête.
— Ensuite je ne sais pas. Mais je vais revenir à Stockholm. Je paierai les charges de Lundagatan, je voudrais garder l’appartement. Si ça te va.
— C’est ton appartement. Tu en fais ce que tu veux.
— Lisbeth, tu es vraiment spéciale, dit-elle. Je veux vraiment continuer à être ton amie.
Elles parlèrent pendant deux heures. Lisbeth n’avait aucune raison de cacher son passé à Miriam Wu. L’affaire Zalachenko était connue de tous ceux qui avaient accès aux journaux suédois et Miriam Wu l’avait suivie avec grand intérêt. Elle raconta en détail ce qui s’était passé à Nykvarn la nuit où Paolo Roberto lui avait sauvé la vie.
Ensuite elles gagnèrent la chambre d’étudiante de Miriam près de l’université.